Le concept d’interprétation est la clé de notre commerce avec les œuvres d’art. Car si quelque chose est une œuvre d’art, alors il tombe dans la catégorie des choses qui sont au moins admissibles à une interprétation. Par exemple, toutes choses étant égales par ailleurs, une pelle à neige ordinaire n’est pas une candidate à l’interprétation, mais Celle de Marcel Duchamp À l’avance d’un bras cassé l’est, malgré le fait qu’elle soit indiscernable des autres pelles à neige produites en même temps, dans la même usine.
Cependant, tous les éléments ou combinaisons d’éléments d’une œuvre ne méritent pas d’être interprétés. Seuls les éléments ou combinaisons de ceux-ci méritent d’être interprétés, qui mystifient, déroutent ou échappent d’une manière ou d’une autre. L’objet approprié de l’interprétation est ce qui va au-delà de ce qui est donné ou mis au premier plan (Barnes 1988).
Une interprétation est une hypothèse qui rend compte de la présence d’un élément ou d’une combinaison d’éléments dans une œuvre d’art où la présence des éléments pertinents n’est pas immédiatement évidente pour l’interprète et / ou pour un public cible. L’élément peut ne pas être évident dans le sens d’être inintelligible ou énigmatique, ou parce qu’il est symbolique ou allégorique, ou parce qu’il est sous-estimé, à peine laissé entendre, seulement suggéré, ou il est d’une autre manière récessive.
Le but d’une interprétation est d’améliorer notre compréhension d’une œuvre d’art. Il y a dans l’œuvre quelque chose d’obscur, d’ambigu, d’apparemment incohérent, d’anormal, d’inattendu, d’inaccessible, de perplexe ou de latent qui invite à l’illumination. Le but d’une interprétation est d’élucider la présence des éléments pertinents dans l’œuvre en expliquant la contribution qu’ils apportent à l’unité, au sens, au design, à l’effet recherché et / ou à la structure de l’œuvre. Par conséquent, le travail d’interprétation suppose un public cible – auquel l’interprète peut appartenir ou non — pour lequel la signification d’une partie de l’œuvre, voire de l’œuvre dans son ensemble, est insaisissable, déroutante, obscure, non manif, floue, symbolique ou autrement non immédiatement appréhendable. L’interprétation atténue donc idéalement cette perplexité ou cette lacune dans la compréhension du public.
Tous les éléments d’une œuvre n’appellent pas une interprétation. Là où par rapport à un tableau comme L’Adoration des Bergers d’El Greco, tout le monde reconnaît que le sujet est une femme, un enfant et deux hommes, alors le constat que « ce tableau représente une femme, un enfant et deux hommes » n’est pas une interprétation, mais une description. Les descriptions sont néanmoins pertinentes pour les interprétations, car les interprétations sonores doivent reposer sur des descriptions précises.
La signification littérale de nombreux mots et phrases dans les œuvres littéraires est saisie au moyen de routines sous-personnelles de traitement par des lecteurs alphabétisés dans la langue dans laquelle l’œuvre a été composée (Currie 2004). La signification littérale de la ligne d’ouverture du Château de Kafka — « Il était tard le soir quand K. est arrivé » — ne nécessite pas d’interprétation, dans la mesure où elle est évidente pour le lecteur préparé. Ce qui pourrait nécessiter une interprétation, en revanche, c’est sa place dans la conception plus large du roman. L’interprétation ne concerne que ce qui n’est pas apparent pour un auditoire. Ainsi, ce qui est suggéré, impliqué ou impliqué est du grain pour le moulin de l’interprète, mais pas ce qui est dit purement et simplement (bien que la raison pour laquelle un auteur choisit de parler directement plutôt qu’obliquement, dans certaines circonstances, puisse être une question d’interprétation légitime).
Que, dans un film, des plans de vagues déferlant sur la plage symbolisent souvent des rapports sexuels lorsqu’ils sont juxtaposés à des plans d’amoureux peut être évident pour le critique de cinéma blasé; cependant, prendre note de cette figure cinématographique compte comme une interprétation, car il y a un public cible pour qui c’est une nouvelle. De même, une lecture du symbolisme de la tête de mort dans une peinture de vanitas est une interprétation, car la plupart des gens, non-qualifiés dans l’histoire de l’art, ignorent l’association entre elle et le concept de mortalité.
L’interprétation est, en général, une entreprise holistique. Il s’efforce d’isoler le(s) point(s) ou le(s) but(s) d’une œuvre d’art afin d’expliquer la manière dont les parties cohabitent ou se coupent avec les objectifs de l’ensemble en tant que contributions à la fonction et/ou au sens de l’œuvre d’art. La tendance prédominante de l’interprétation est de montrer une œuvre de plus en plus unifiée dans l’intention. Bien sûr, pour construire une conception du tout, l’interprète doit commencer par les parties, en conjecturant puis en ajustant ses hypothèses quant à leur signification au fur et à mesure qu’elles arrivent devant lui. L’interprète passe d’hypothèses sur la partie à des hypothèses sur l’ensemble, puis revient à la partie. Ceci est parfois appelé le cercle herméneutique (Gadamer 1975); il souligne le fait que l’interprétation est un processus continu d’équilibre réfléchissant impliquant une boucle de rétroaction itérative de partie en tout, puis de tout en partie.
La direction générale de l’interprétation vise à établir l’unité d’intention, de pensée ou de conception dans l’œuvre d’art. Même une œuvre d’avant-garde, comme L’age d’or de Luis Buñuel, qui se fonde sur une subversion insistante de nos attentes par une série de ce qui semble être des non-séquestres narratifs, peut être montrée par une interprétation comme présentant une sorte d’unité de second ordre en vertu de son choix cohérent à des fins surréalistes de séquences incohérentes d’événements. D’autre part, l’interprétation peut aussi avoir un rôle à jouer pour révéler la désunion dans une œuvre. Après avoir identifié l’effet voulu d’un roman pour provoquer un sentiment de mystère dans le public, l’interprète peut ensuite souligner que ce but a été mal servi par la manière ineptement transparente dont le meurtrier a été crûment marqué comme coupable dès sa première apparition. En raison de son souci primordial de l’unité de l’œuvre, l’interprétation est intimement liée à l’évaluation, fournissant souvent des prémisses pour nos jugements sur la qualité des œuvres.
L’interprétation étant si impliquée dans l’exposition de l’unité des œuvres, elle est souvent liée à la découverte du sens, en particulier dans les œuvres d’importance narrative, dramatique et symbolique. Car le sens – au sens d’un thème, d’une thèse ou d’un concept primordial — est l’une des façons les plus fréquentes d’unifier de telles œuvres. Le thème de l’inhumanité de la guerre, par exemple, régit Tout le Calme sur le front occidental. L’interprète, en contemplant les parties de l’œuvre, par exemple ses différents épisodes, émet l’hypothèse de ce thème et montre ensuite comment ce concept collige ou unifie le choix de Remarque des incidents qu’il présente au lecteur. C’est—à—dire qu’une interprétation comme celle-ci isole le principe de sélection – dans ce cas, un concept – qui constitue un ensemble cohérent de la collection de détails assemblés dans le roman.
Anti-intentionnalisme
Le sens de toutes sortes est si fréquemment associé à l’interprétation que de nombreux philosophes identifient l’excavation du sens comme le seul objet de l’interprétation et, pour cette raison, proposent le sens linguistique comme modèle de compréhension de l’interprétation. La signification linguistique, bien sûr, est très structurée en termes de conventions de sémantique et de syntaxe. De ce point de vue, interpréter une œuvre est donc une question de découvrir sa signification à travers les règles de la forme d’art pertinente. En ce qui concerne un poème, par exemple, dit-on, il suffit de faire appel au sens public des mots et aux pratiques traditionnelles de la figuration; aucun recours, par exemple, à l’intention de l’auteur n’est nécessaire. En raison de sa dépendance aux significations conventionnelles des mots à l’exclusion de l’intention de l’auteur, ce point de vue, qui a été habilement défendu par feu Monroe Beardsley, peut être qualifié d’anti-intentionnalisme.
Dans la mesure où l’anti-intentionnalisme dépend de notre compréhension du sens linguistique en termes de conventions comme modèle d’interprétation des œuvres, il ne peut à tout le moins être généralisé à l’ensemble des arts. Car la plupart des arts ne possèdent pas les conventions de signification très structurées que le langage. Le fait qu’une metteuse en scène choisisse d’intégrer une piscine dans le décor de sa production théâtrale de A Midsummer Night’s Dream est certainement une décision qui mérite d’être réfléchie dans une interprétation de la performance (« Qu’est-ce que le metteur en scène pourrait symboliser par cela? »); mais il n’y a pas de signification publique fixe attachée à l’apparence des piscines sur scène.
Et pourtant, même en ce qui concerne les arts littéraires, de nombreux objets d’interprétation traditionnels sont inhospitaliers au modèle linguistique. Par exemple, les interprètes se concentrent souvent sur la signification des ellipses de l’intrigue ou se demandent pourquoi un personnage possède un certain ensemble d’attributs apparemment contradictoires. Mais aucun de ces objets d’interprétation récurrents ne peut se référer à des codes ou conventions de déchiffrement préexistants.
De plus, les œuvres littéraires mobilisent souvent l’ironie et l’allusion. Les conventions du langage ne seront d’aucune utilité avec des cas radicaux d’ironie, puisque dans ces cas, l’auteur entend dire exactement le contraire de ce qu’impliquent les règles du langage, alors qu’il n’y a pas de conventions pour faire la différence entre les allusions, proprement dites, et les similitudes coïncidentes de phrasé. En effet, même dans le cas de la métaphore, nous n’avons pas de lois pour nous dire comment procéder pour les démêler de manière interprétative. Il est donc même controversé de savoir si la position anti-intentionnaliste ou conventionnaliste peut servir de compte rendu complet des arts du langage qui, à première vue, semblerait être son champ d’application le plus accueillant.
Un problème peut-être encore plus profond avec la version du modèle linguistique de la position conventionnaliste ou anti-intentionnaliste est qu’elle suppose que l’objet de l’interprétation est toujours quelque chose de constructible en tant que sens — c’est-à-dire soit en tant que proposition, soit en tant qu’énoncé, soit en tant que concept. Mais souvent l’objet de l’interprétation est ce que l’artiste a fait plutôt que ce qu’il a » dit. »Par exemple, l’historienne de l’art peut expliquer à sa classe que l’artiste a placé le Christ crucifié au point de fuite de sa peinture afin de souligner que c’est la mort du Christ qui est le sujet de la peinture et non, par exemple, les soldats romains jouant aux dés sur le côté de la croix. Il s’agit d’un effet rhétorique ou dramaturgique qui, dans la mesure où il peut ne pas être apparent pour de nombreux spectateurs tant qu’il n’est pas souligné, mérite une attention interprétative. Cependant, cela n’implique pas de sens, interprété linguistiquement. Il ne dit pas: « regardez ici »; il a plutôt pour effet d’attirer l’œil du spectateur normal dans cette direction. Pourtant, expliquer la fonction de ce dispositif dans la conception de l’œuvre dans son ensemble est interprétatif car il contribue à révéler l’unité d’intention de l’œuvre — en fait, à expliquer la manière dont cette stratégie renforce le plan, le point ou le but de la peinture.
Les limites du modèle conventionnel peuvent nous inciter à chercher ailleurs une façon de comprendre l’interprétation. De plus, nous n’avons pas besoin de chercher loin. Car l’interprétation n’est pas un phénomène étrange que nous n’engageons qu’à l’égard d’objets raréfiés comme les objets d’art; la vie humaine ordinaire est traversée par l’interprétation.
Intentionnalisme
Il se passe à peine une heure où la plupart d’entre nous ne sont pas impliqués dans l’interprétation des paroles et des actes, des paroles et des actes de nos complices. La capacité de lire dans l’esprit des autres est un élément indispensable de l’existence sociale, et ceux qui y sont extrêmement déficients, tels que les personnes atteintes d’autisme, sont généralement considérés comme handicapés. L’interprétation des œuvres d’art apparaît simplement comme une extension spécialisée de cette capacité naturelle du cadre humain, pas différente en nature de notre interprétation du comportement, verbal et autre, de la famille, des amis, des étrangers et des ennemis qui nous entourent quotidiennement.
Ainsi, on peut s’attendre à ce que nos pratiques d’interprétation ordinaires éclairent un peu l’interprétation des œuvres d’art. Dans la vie de tous les jours, l’interprétation vise généralement à comprendre les intentions des autres. Nous scrutons le discours et le comportement, souvent non verbal, des conspécifiques afin de lui donner un sens en déduisant les intentions qui l’ont donné naissance. Si le comportement se déroule dans le contexte des conventions, comme le fait la parole, nous prenons ces conventions en compte dans nos délibérations. Cependant, arriver à notre interprétation d’une action, y compris un acte de parole, implique rarement d’appliquer mécaniquement des règles conventionnelles au comportement. Nous faisons appel à ce que nous savons de l’agent, de ses croyances et de ses désirs, du contexte de son activité ainsi que de ce que nous savons des conventions pertinentes pour arriver à nos interprétations. Pourquoi ne pas aborder l’interprétation des œuvres de la même manière que nous interprétons chaque jour nos complices ? N’est-il pas très probable que l’interprétation des œuvres d’art soit sur un continuum avec les propensions interprétatives qui semblent avoir été naturellement dotées par la sélection naturelle comme une adaptation bénéfique pour des êtres sociaux comme nous?
S’il est plausible de répondre à ces questions par l’affirmative, alors la boussole étroite du sens linguistique soulignée par le conventionnaliste anti-intentionnellement disposé peut être échangée contre la notion plus large de sens qui est invoquée lorsque nous parlons de donner un sens à une action — où ce qui a du sens ou ce qui rend une action compréhensible est l’identification de l’intention cohérente qui se cache derrière elle. Pourquoi ne pas supposer que donner un sens à une œuvre d’art est une pièce avec un sens à une action? Un avantage de ce point de vue, contrairement à la version précédente de l’anti-intentionnalisme, est que les formes d’art qui ne sont pas régies par des règles aussi strictes que celles de la sémantique et de la syntaxe sont toujours facilement interprétables sous une compréhension intentionnaliste de l’interprétation telle que celle-ci.
Les œuvres ont une dimension communicative. Par conséquent, toutes choses étant égales par ailleurs, nous devrions essayer de les engager comme nous le faisons avec les autres comportements communicatifs de nos semblables — en tant que sources d’informations concernant leurs intentions. Là où l’interprétation entre en jeu, son but est sans doute de discerner les intentions communicatives du créateur de l’œuvre. Une interprétation est réussie dans la mesure où elle suit les intentions des artistes. Ce point de vue, pour des raisons évidentes, nous pouvons appeler l’intentionnalisme.
L’intentionnalisme est souvent rejeté parce qu’on pense qu’il force ses partisans à la position absurde selon laquelle l’interprétation préférée d’une œuvre d’art est qu’elle a le sens ou la fonction que son créateur dit qu’elle le fait. Donc, si un poète dit que le mot « bleu » dans son poème signifie « rouge », alors « bleu » signifie « rouge ». »Mais c’est absurde. Bien sûr, dans un cas comme celui-ci, nous pouvons soupçonner le poète de dissimuler ce qu’il entend vraiment. Dans le cours normal des choses, nous ne laissons pas à nos interlocuteurs le dernier mot sur leurs intentions. Il faut donc souligner que l’intentionnalisme n’est pas attaché à l’idée qu’une œuvre d’art signifie tout ce qu’un auteur dit simplement qu’elle fait. Au contraire, l’intentionnalisme est après l’intention réelle de l’artiste.
Mais imaginons que dans ce cas, nous sommes en quelque sorte capables de vérifier que le poète a vraiment l’intention de « bleu » pour signifier « rouge. »Sûrement, nous n’accepterons pas que c’est ce que signifie le mot, et, de plus, l’anti-intentionnaliste peut dire pourquoi – parce qu’il viole les règles du langage.
Cette objection est fatale à la variété la plus radicale de l’intentionnalisme réel (Knapp et Michaels 1982). Cependant, il peut y avoir des formes plus modestes d’intentionnalisme réel qui sont capables d’esquiver cette objection. Une stratégie à cet égard consiste à considérer les intentions des créateurs d’œuvres comme pertinentes pour l’interprétation des œuvres au cas où l’œuvre elle—même — y compris, dans ce cas, les mots et leurs significations conventionnelles – pourrait soutenir l’intention putative de l’artiste (Hirsch 1967, Iseminger 1996, Carroll 1999). Là où ils ne le peuvent pas, isoler l’intention de l’artiste ne promet pas, concède l’intentionnaliste, une interprétation réussie de l’œuvre. De cette manière, le modeste intentionnaliste actuel reconnaît le rôle à la fois du sens conventionnel et de l’intention dans les interprétations (Stecker 2003).
Néanmoins, le modeste intentionnaliste réel doit surmonter d’autres défis. Une accusation est que cette approche oriente mal l’interprète. Au lieu de se concentrer sur l’œuvre, l’interprète se concentre sur quelque chose en dehors de l’œuvre, en fait l’intention de l’artiste. Cependant, le modeste intentionnaliste note que puisque l’œuvre est la source principale de nos preuves sur l’intention de l’artiste, l’intentionnalisme ne nous invite pas à nous détourner de l’œuvre, mais à l’inspecter de plus près. De plus, l’intentionnaliste soutient qu’il n’est pas tout à fait juste de maintenir que notre intérêt est dans l’œuvre d’art comme s’il s’agissait d’un objet dans la nature. Certes, puisque tant de remarques critiques que nous prodiguons sur les œuvres présupposent la notion de réalisation, notre intérêt pour l’œuvre réside dans la manière dont les intentions se réalisent dans l’œuvre. Mais pour apprécier cela, il faut comprendre les intentions qui ont donné naissance à l’œuvre.
L’intentionnaliste soutient que l’interprétation des œuvres d’art est en continu avec notre interprétation quotidienne de nos congénères. Cependant, les critiques de l’intentionnalisme soutiennent qu’une fois que nous entrons dans le domaine de l’art, les choses changent. Même si nous interprétons de manière standard pour identifier les intentions derrière les paroles et les actes des autres, l’art n’est pas comme ça. Il a des objectifs au-delà du souci pratique de collecter des informations auprès de nos complices. Une fonction essentielle de l’art est d’offrir une expérience esthétique — une expérience valorisée pour elle—même – en encourageant l’imagination du lecteur, de l’auditeur ou du spectateur de l’œuvre dans un jeu d’interprétation animé. L’affirmation selon laquelle le but propre de l’interprétation est de tenter d’identifier l’intention de l’artiste peut entrer en conflit avec cette fonction supposée centrale de l’art. Ainsi, afin d’engager les œuvres de manière appropriée, notre inclination normale à l’interprétation de l’intention doit être suspendue.
D’une part, l’idée qu’une fonction centrale de l’art, qui l’emporte sur toutes les autres, est d’engendrer une expérience esthétique en favorisant le jeu imaginatif de l’interprétation est pour le moins controversée. Il ne peut pas non plus être renforcé, sans poser la question, en suggérant que l’autorité de ce point de vue se manifeste dans le comportement des participants informés du monde de l’art, car on constate que les participants informés du monde de l’art se livrent à des interprétations intentionnalistes avec une fréquence remarquable.
D’autre part, il est difficile d’affirmer qu’une œuvre a au moins une dimension communicative — qu’elle est conçue comme l’expression d’une pensée ou d’un sentiment ou comme une projection d’un dessin pour la contemplation, ou qu’elle est censée avoir un autre effet détectable intersubjectivement. De plus, on peut soutenir qu’une fois que nous entrons dans une relation de communication avec un autre, y compris le créateur d’une œuvre d’art, il semblerait que nous soyons liés par certaines responsabilités morales.
C’est-à-dire que nous devons traiter le communiqué de l’autre équitablement, avec charité et avec exactitude; nous devons engager notre interlocuteur avec justice et tenter d’obtenir ce qu’elle entend communiquer. La meilleure preuve de cet engagement moral est peut-être l’injustice que nous ressentons nous-mêmes lorsque nous croyons que les autres « nous mettent des mots à la bouche. »
Mais si de telles considérations morales sont pertinentes pour l’interprétation, il ne semble pas que la poursuite supposée de l’expérience esthétique par le jeu libre, ou du moins intentionellement indépendant, des interprétations l’emporte sur tous nos autres intérêts légitimes dans les œuvres d’art. L’éventail des interprétations acceptables sera plutôt limité moralement par nos meilleures hypothèses sur ce que le créateur de l’œuvre a voulu (Carroll 1991).
Intentionnalistes hypothétiques
Néanmoins, même s’il est admis que le travail d’interprétation vise à émettre l’hypothèse de l’intention du créateur de l’œuvre, il existe un différend entre les intentionnalistes sur ce qui devrait compter comme son interprétation préférée. Un côté — les appeler des intentionnalistes hypothétiques – prétend que l’interprétation préférée de l’œuvre est celle qui serait conjecturée par un membre du public idéalisé et pleinement informé, se prévalant de toutes les informations accessibles au public entourant l’œuvre (y compris les connaissances sur le reste de l’œuvre du créateur, sur l’histoire et la pratique du genre et du style pertinents de l’œuvre, sur le contexte social de l’œuvre et même sur tout ce qui se trouve dans les archives publiques de la vie de l’auteur) (Levinson 1996). L’autre moitié de ce débat — appelez—les de modestes intentionnalistes réels – soutient que l’interprétation préférée de l’œuvre est quelle que soit l’intention réelle du créateur, tant que cela est soutenu par l’œuvre elle-même.
Étant donné que les intentionnalistes hypothétiques et réels s’appuieront généralement sur les mêmes types de considérations pour arriver à leurs interprétations — contexte historique, histoire de l’art, le reste de l’œuvre du créateur, etc. — dans la pratique, les deux positions sont susceptibles de converger généralement sur les mêmes interprétations de l’œuvre. Il y a un moment où ils s’affrontent, cependant. Puisque le but de la modeste intentionnaliste réelle est la récupération de l’intention réelle du créateur, elle est prête à s’aider elle—même à obtenir des informations — d’où qu’elles viennent – sur ce que l’auteur a réellement voulu, tant que ce que le créateur est censé avoir l’intention est compatible avec sa création. Cela inclut être prêt à utiliser des indices provenant des journaux intimes, des lettres et des notes du créateur ainsi que des témoignages fiables d’amis du créateur. En revanche, l’intentionnaliste hypothétique estime que l’interprète doit se limiter dans ses hypothèses à ce qui peut être trouvé dans le dossier public.
L’intentionnaliste hypothétique défend son point de vue, en partie, en affirmant que les limitations susmentionnées sur les types de preuves auxquelles un interprète a un droit authentique font partie intégrante des principes qui sous-tendent la pratique du monde de l’art. C’est une violation des règles du jeu, en d’autres termes, d’utiliser les papiers privés d’un artiste pour formuler l’interprétation préférée Cependant, on ne sait pas où l’intentionnaliste hypothétique situe la base de cette prétendue règle. Cela ne peut pas être observé dans la pratique actuelle de l’interprétation, car de nombreux critiques semblent très heureux d’utiliser des confidences biographiques inédites dans leur travail. Peut-être sont-ils en violation d’une règle, mais, depuis l’éclipse de la Nouvelle Critique, personne ne semble plus les appeler. De plus, l’idée qu’une telle règle puisse régir le monde de l’art semble peu probable. Car lorsque nous nous intéressons à un artiste et à ses œuvres, nous sommes heureux d’apprendre tout ce que nous pouvons sur lui et de l’intégrer à notre compréhension, indépendamment de l’origine de cette information.
Théorie de la réponse du lecteur
Parce que l’interprétation est si souvent impliquée dans l’identification du sens, il est tout à fait naturel de supposer qu’elle est liée aux intentions. En effet, la signification d’un énoncé — tel que « La porte est fermée » — dépend si l’orateur a l’intention de rapporter un fait ou de poser une question (signalée, peut-être, en changeant son intonation à la fin de la phrase). Cependant, tout en convenant que le sens d’un énoncé nécessite une intention, certains peuvent se demander si l’intention pertinente doit être celle de l’auteur ou du créateur de l’œuvre. L’intention ne pourrait—elle pas être fournie par les consommateurs de l’œuvre – les lecteurs du poème, par exemple?
Sur ce point de vue, qui est une variante de la théorie de la réception ou de l’esthétique de la réponse du lecteur (Tompkins 1980), l’auteur du poème fournit à son lectorat un texte – une simple séquence de mots dont le sens doit être imputé par le public, bien que généralement dans les contraintes des sens possibles du dictionnaire des mots pertinents et des règles de grammaire. De cette façon, on peut penser que chaque lecteur construit sa propre œuvre, tout comme l’interprétation d’une partition par un musicien compte comme une œuvre d’art de la scène à part entière. C’est-à-dire que dans le processus inévitable de remplissage des indéterminations du texte (une pure séquence de symboles sans signification entièrement déterminée), le lecteur crée putativement sa propre œuvre.
Même si cette vision de l’interprétation convient à certaines formes d’art, comme la littérature, il est difficile de généraliser à travers les arts. Comment cela s’appliquerait-il exactement à l’architecture ? Il tend violemment le langage à dire que chaque spectateur construit son propre bâtiment, et où, de toute façon, ces bâtiments seraient-ils situés exactement? Il semblerait qu’il y ait de la place pour une seule cathédrale Notre-Dame sur son site actuel à Paris; ou, toutes ces cathédrales imputées sont-elles immatérielles? Une telle pensée conduit sûrement à une forme étrange d’architecture.
Un autre problème avec cette façon de parler est qu’elle semblerait évaporer entièrement la catégorie d’interprétation pertinente. Dans le langage courant, nous considérons au moins deux notions d’interprétation — la notion d’interprétation critique (qui a fait l’objet de cette entrée) et ce qu’on pourrait appeler une interprétation performative — le genre d’interprétation qu’un musicien donne à un morceau de musique ou qu’un acteur donne à un rôle. Ces deux types d’interprétations peuvent être liés — l’acteur peut produire ou consulter une interprétation critique d’une pièce avant de créer son rôle à travers une interprétation / performance. Mais les deux types d’interprétation sont généralement considérés comme distincts.
Cependant, sur la variation de l’esthétique de réception discutée, la différence disparaît. Il n’y a pas d’œuvre d’art à interpréter de manière critique parce que l’interprétation — l’interprétation performative — par le lecteur n’est que l’œuvre d’art. Il ne reste plus d’espace conceptuel pour l’interprétation critique. Ou, en d’autres termes, la distinction entre l’œuvre d’art et son interprétation (critique) a disparu.
De plus, si chaque interprétation, au sens propre au théoricien de la réception, équivaut à une œuvre d’art différente, alors on ne sait pas comment on va procéder pour comparer différentes interprétations. Quel sera le point de référence dans de telles comparaisons? Mais nous comparons les interprétations. Par conséquent, une théorie qui rend cela impossible est suspecte.
Et enfin, si le public crée des œuvres d’art, que font précisément les artistes ? Est-ce que les auteurs de nouvelles produisent des textes — des chaînes de symboles sans signification prévue? Ce n’est certainement pas ce que les écrivains pensent faire, et il ne semble pas humainement possible pour un auteur de produire un document à une telle échelle sans signification précise à l’esprit. Et comment pourrions-nous évaluer les travaux construits sur cette construction? Le « texte » qui a généré le plus (ou le moins) d’œuvres de réponse du lecteur serait-il le meilleur et pourquoi? Ou, y aurait-il d’autres critères.
À tout le moins, la version réception-théorie de l’interprétation étudiée jusqu’à présent appellerait une révision dramatique de la manière dont nous parlons et pensons l’art. Avant d’adopter une telle conception de l’interprétation, nous devrions avoir besoin d’un compte rendu plus complet de ce cadre conceptuel alternatif que tous ceux développés jusqu’à présent. D’un autre côté, c’est peut-être une vertu supplémentaire de l’intentionnalisme réel modeste qu’il s’adapte aussi bien à nos pratiques interprétatives actuelles qu’il le fait.
Voir aussi Herméneutique; Littérature, Philosophie de; Structuralisme et Post-structuralisme.
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Noël Carroll (2005)